Raconter les luttes urbaines féministes entre espaces publics et récits intimes
L’article qui suit est issu d’une table-ronde organisée par Nouvelles Trames en juillet 2025 à l’espace Croisière d’Arles, dans le cadre du festival Traverse.
Depuis une dizaine d’années, les approches féministes de la ville et de l’aménagement ont connu un essor important. Ces travaux ont permis de mettre en évidence les inégalités de genre dans l’espace public, qu’il s’agisse de la répartition des usages, de la question du sentiment d’insécurité ou encore de la surreprésentation masculine dans certains espaces de sociabilité (cafés, installations sportives, etc.). Si ces analyses ont contribué à visibiliser la dimension genrée de l’espace urbain, elles s’inscrivent souvent dans un cadre d’analyse centré sur l’adaptation des espaces publics aux besoins des femmes, sans toujours interroger les rapports entre intime et politique, ni les formes d’engagement et de résistance qui se déploient dans d’autres sphères spatiales.
Notre proposition vise à déplacer ce cadre d’analyse, en inversant la perspective habituellement adoptée : il ne s’agit plus seulement de questionner la manière dont l’aménagement du territoire pourrait intégrer les enjeux féministes, mais d’observer ce que les trajectoires des personnes qui vivent des discriminations et ce que leur engagement disent d’une lutte pour l’espace urbain et intime, d’un rapport au territoire habité et aux lieux fréquentés. Cette approche ouvre sur une cartographie des luttes féministes à partir de récits incarnés, qui questionnent la prétention à un regard neutre ou universel dans la production urbaine. Elle rejoint ainsi les travaux sur le regard et les savoirs situés (théorisés par Donna Haraway en 1988), qui reconnaissent la partialité comme une condition de production de connaissance. Nous avons voulu faire dialoguer les regards de trois personnes qui assument leur posture, leur positionnement, et la dimension intime et sensible de leur expérience.
Cette conversation croise les discours de :
Anne Drilleau, directrice de l’association Petit à Petit à Arles, développe La Cuisine de Griffeuille et le dispositif Des étoiles et des femmes, qui sont des espaces collectifs d’émancipation par la cuisine, revalorisant les pratiques de soin et de transmission dans un secteur professionnel encore marqué par de fortes inégalités de genre.
Margaux Mazellier, journaliste et autrice installée à Marseille, qui propose avec Marseille trop puissante (Hors d’atteinte, 2024) une histoire orale et populaire du féminisme marseillais à travers trente-trois portraits de femmes dont les trajectoires, militantes ou non, participent à redéfinir les contours du politique.
Giulia Montineri, documentariste originaire de Corse, revient dans #Sainte-Julie (en cours d’étalonnage), sur le féminicide de Julie Douib, tuée par son ex-conjoint à son domicile en 2019. Le film, tourné à l'Ile-Rousse, d’où Giulia Montineri est originaire, est constitué d'entretiens réalisés avec les habitant·es du village et interroge plus largement les structures patriarcales et leurs ancrages territoriaux.
Ces trois démarches, ancrées dans des territoires distincts, ont en commun d’offrir des points d’entrée pour penser le “care” comme une notion politique. Cette idée a été théorisée par Carol Gilligan en 1982 avant d’être reprise par Joan Tronto au début des années 2000 dans une perspective politique et féministe. Le care désigne généralement les pratiques du soin, le plus souvent dévolues aux femmes, dans l’espace domestique. La chercheuse étend la notion de care de la sphère domestique à la sphère publique pour la penser comme une éthique “qui place la parole, la discussion et la relation aux autres comme base de nos choix moraux”(glossaire la Déferlante, 2025) et traverse les travaux de Margaux Mazellier, Giulia Montineri et Anne Drilleau.
Nous aborderons ces questions en trois temps : tout d’abord la question de la mise en récit de l’intime, à travers le positionnement de celles qui produisent les récits - films, livres ou dispositifs collectifs, et les tensions entre subjectivité et légitimité du discours. La deuxième partie s’attache à la dimension spatiale, en analysant les circulations constantes entre espaces publics et privés dans les pratiques et les représentations. Enfin, la troisième partie développe une lecture territoriale des luttes féministes contemporaines, en examinant la manière dont les ancrages locaux façonnent les formes d’action et les récits produits.
Mettre en récit l’intime : positionnement et discours situé
Les démarches présentées lors de la table ronde mettent en lumière une même préoccupation : faire du vécu, du sensible et de la subjectivité des sources de légitimité pour donner sa place à l’intime dans les histoires que l’on raconte. Ces pratiques valorisent l’emploi du “je” qui devient un outil permettant de situer la parole et de révéler les conditions sociales, politiques et affectives depuis lesquelles elle s’énonce.
Le récit intime comme outil d’une histoire collective et située
Parler depuis sa propre expérience en rendant visibles les conditions de production du regard est une démarche qui s’inscrit dans une pensée féministe de politisation de l’intime. Les récits situés et incarnés permettent en outre de faire émerger des histoires peu valorisées dans les discours dominants.
Ici, le récit fonctionne comme un outil de décentrement du regard qui s’applique aussi à l’urbain : l’histoire de la ville n’est pas que celle des institutions, des grands projets ou des figures de pouvoir, mais aussi celle de pratiques ordinaires, de solidarités locales, d’occupations d’espaces. C’est cette ambition qui est à l’origine du travail de Margaux Mazellier : rassembler en un livre une histoire des féminismes à Marseille d’un point de vue populaire, oral et accessible.
“Ces récits là, ils comptent. On a parfois l'impression que ce sont des récits intimes à la marge, qui n'ont rien à voir avec la grande histoire mais c'est ça aussi qui fait histoire. (...) On avait envie, dans ce livre, de raconter une ville, raconter ses luttes depuis les femmes et les minorités de genre.”
Par ailleurs, c’est de la constitution d’une archive dont il est question :
“Marseille c'est une ville qui a été abandonnée par les pouvoirs publics pendant des années et des années, donc le tissu associatif est hyper fort, dense, mais surtout autogéré. Je crois que c'est intéressant de se dire aussi que les personnes qui agissent n'ont pas le temps de faire ça, donc il faut travailler ensemble à archiver ces choses-là.”
L’archivage de ces trajectoires intimes et militantes à la double visée de les légitimer et de les inscrire dans l’histoire, pour ne pas avoir l’impression, à chaque génération, de recommencer à zéro :
“J'ai envie de pouvoir donner ce livre à ma petite soeur, à qui je dédicace le livre au départ, en lui disant “voilà l'histoire dans laquelle tu t'inscris”. Cette histoire-là n'est pas racontée que depuis Paris, elle n'est pas racontée que depuis un certain milieu social ou universitaire. Marseille, son histoire, ses luttes, c'est aussi ça et j'avais vraiment envie de raconter cette histoire-là depuis cet endroit.”
L’objectif du travail de Margaux Mazellier est aussi de rendre visibles des vécus peu représentés :
“Je pense à un des témoignages, Heidi, une femme trans, racisée, qui est également malentendante. Elle ne voulait pas tout de suite qu'on se rencontre. (...) Elle n'était pas sûre. Et finalement, elle a fini par me dire : “Moi, je ne me suis jamais lue nulle part. Je ne me suis jamais vue représentée nulle part.” Et pour cette raison-là, c'est difficile de prendre la parole, c'est beaucoup de pression (...). Mais elle m'a dit : “Faisons-le ! ””
Raconter depuis la dimension intime et sensible de son expérience
L’autrice fait également de son positionnement un élément central de son approche, tout comme Giulia Montineri dans son documentaire. Leur subjectivité, loin d’amoindrir la portée analytique de leur geste documentaire, renforce sa dimension critique.
Margaux Mazellier s’est ainsi placée elle-même en fil rouge de l’histoire, non pas pour être centrale mais au contraire pour créer un lien, dans la perspective d’une transmission. Elle souhaite s’inscrire dans un continuum des luttes. Elle utilise notamment le dispositif de la chaîne humaine : une personne rencontrée la mène à la suivante, et ainsi de suite. Elle assume ainsi que les entretiens qui constituent le livre sont le fruit d’un travail à un instant donné, dans le contexte de connaissances et de réseaux qui sont les siens.
“Ce “Je”, j'essaye de le mettre au service d'une parole que je recueille mais il est aussi là pour dire : “Venez on dit “Je”, venez on dit ma trajectoire elle compte elle mérite d'être dans un livre, elle mérite d'être archivée parce qu'elle fait la ville et elle fait l'histoire.””
Les propos de Giulia Montineri illustrent également ce déplacement méthodologique. En décrivant son travail sur la mémoire du féminicide, elle met en évidence le rôle de l’intime dans le traitement médiatique de l’affaire. Elle n’enquête pas sur un sujet mais bien depuis son expérience personnelle. Si la documentariste s'intéresse à cette histoire, c’est parce qu’elle est personnellement touchée par le féminicide de Julie Douib. Etant issue de cette communauté, elle et ses proches connaissent les protagonistes. Cela la pousse à interroger la notion de responsabilité collective dans son film, puisque tout le monde avait connaissance des violences conjugales qui se passaient au sein de ce couple. En racontant l’histoire depuis cet endroit, intime et familial, aux prises avec ses propres questionnements et malaises, elle permet de sortir du journalisme sensationnaliste qui avait jusqu’alors été la seule manière dont le sujet avait été traité.
“Je me suis dit : “Qu'est-ce qui, dans la manière dont ça a été raconté, fait que cette mémoire n’est peut-être pas à la hauteur du problème ?” sans prétendre pouvoir y arriver mais en tout cas essayer un peu de relever ce défi. Les reportages (tournés jusqu’ici) rejouent tous une carte médiatique.”
Pour travailler sur ce féminicide et ses effets sur le village où il a eu lieu, elle enquête sur le sexisme ordinaire, en interrogeant des habitant·es au café. C’est rendu possible par son positionnement : elle connaît les personnes qu’elle interroge, elle n’est pas une journaliste venue de l’extérieur.
“Redonnons un peu de valeur à l'espace public par excellence, qui est le café. Mon idée était de faire une enquête sur le sexisme ordinaire qui a débouché sur ce féminicide, et quoi de plus ordinaire que le café le matin. En fait, ça parle et même dans tout cette omerta corse, on parle de tout, tout le temps. C'est juste qu'on parle pas à n'importe qui et que c'est pas rendu public.(...) Je voulais redonner une valeur à ce qu'on appelle le café du commerce et en faire un dispositif de documentaire en soi.”
L’intime comme espace collectif
Anne Drilleau, elle, déplace le travail de récit vers le collectif. La Cuisine de Griffeuille, projet mené dans un quartier politique de la ville d’Arles, se situe à la jonction entre accompagnement social et espace de création. Ici, l’intime s’élabore dans le faire commun, dans la conversation qui accompagne la préparation d’un repas. Tissée dans un espace de convivialité, la parole se libère :
“La cuisine, ça permet beaucoup d’intimité. En cuisinant, c’est là où on se raconte le plus de choses. C’est pour ça qu'on a appelé le lieu “Dans la cuisine”, parce que quand on a un truc à raconter, souvent c’est dans la cuisine”.
Cette manière de recueillir les récits, en créant un lieu de vie et en prenant le temps, a également permis à Anne Drilleau de trouver sa place dans ce projet associatif :
“J'ai aussi eu la chance de faire une formation en thérapie sociale. C'est un travail un peu politique : comment on crée de la coopération entre des personnes qui ont intérêt à coopérer mais qui n'y arrivent pas. Et donc on a commencé à partir d'un travail à partir des habitants et des professionnels mélangés, pour partir des vrais besoins. Ça m'a permis de trouver une plus juste place, et de ne pas me mettre dans la posture de celle qui va trouver des solutions, mais plutôt celle qui accompagne les personnes à les trouver par eux-mêmes.”
Anne Drilleau évoque le moment où après avoir avancé sur leurs actions et fait grandir l’association, les équipes ont commencé à mettre en récit leur travail d’accompagnement et l’histoire de l’association :
“Ça nous a permis de retracer tout le fil de notre histoire. Déjà nous, ça nous a permis de comprendre ce qu’on était entrain de faire, qu’on fait un travail sociologique sans le savoir, et que ça témoigne de la société d’aujourd’hui. Et en plus, ça fait évoluer nos processus de travail.”
Traversées et résistances entre le public et l’intime
Les échanges de la table-ronde ont mis en évidence la porosité entre les notions d’espace public et d’espace intime. Si la dichotomie entre ces deux sphères structure encore largement les politiques urbaines et sociales, elle apparaît comme un cadre trop étroit pour rendre compte des expériences vécues, des circulations affectives et des formes d’engagement qui s’y déploient.
L’espace public peut être un lieu de contrôle, de surveillance et de violences, tout autant qu’un espace d’empouvoirement pour des personnes vivant des discriminations. Cette dualité s’exprime de la même manière dans les foyers, qui peuvent être à la fois des lieux de refuge et de violence exacerbée. Les travaux de Giulia Montineri, Margaux Mazellier et Anne Drilleau montrent que ces catégories sont sans cesse renégociées, à travers des stratégies d’organisation spatiale. Les frontières entre le domestique et le collectif se déplacent à mesure que s’inventent de nouvelles manières d’habiter, de se réunir, de raconter et de lutter.
La dualité des espaces intimes
La maison représente cette ambivalence de l’espace intime : espace refuge, qui peut devenir un piège lorsque la violence est présente à l'intérieur du foyer. C’est le propre de la question des violences conjugales, qui ne bénéficient pas du même portage médiatique que le harcèlement de rue, visible de tous. Dans l’histoire du féminicide de Julie Douib, son appartement, sans cesse épié par son ex-mari, était devenu un lieu d'extrême danger jusqu'à devenir l'endroit où il l'a tué. Parallèlement, c’est chez son amie, dans une autre maison, qu’elle allait chercher refuge avec ses enfants. Dans une scène du documentaire de Giulia Montineri, cette amie raconte le moment où elle a annoncé la mort de Julie à ses enfants. Elle choisit de ne pas leur en parler chez elle pour que sa maison reste pour eux un refuge. On perçoit ici toute la dimension de care qui traversait la relation entre les deux amies et qu’elle avait étendue à son domicile.
Dans le documentaire, le village est aussi le lieu de cette ambivalence : à la fois lieu de surveillance et réseau d’entraide. Les amies de Julie qui habitaient dans le village lui ont permis d’être au courant des déplacements de son ex-mari et offraient ainsi une forme de protection. Cette échelle réduite permettait néanmoins à son ex-conjoint d'exercer son contrôle grâce à ses propres réseaux, qui lui donnaient des informations sur la vie de Julie. Il l’attendait ainsi systématiquement à la sortie du commissariat quand elle allait porter plainte contre lui. A ce propos, Giulia Montineri parle de “traques” et “contre traques” :
“La ville, le bourg-village c'est le sien, il a grandi là-bas, donc il le maîtrisait parfaitement. La traque a été mise en place, mais la contre-traque aussi. Les amies pouvaient prévenir : « J'ai vu le fourgon blanc repasser vers chez toi », ou « c'est bon, tu peux rentrer chez toi, on a vu qu'il s'était regaré chez lui », etc. D'ailleurs, les enfants des copines de Julie avaient mémorisé par cœur la plaque d'immatriculation de Bruno, pour dire « Ah, je crois que j'ai vu la voiture avec telle plaque ». (...) La voisine du dessous, qui ne la connaissait pas, avait mis en place un système de morse, pour que, si jamais ça dérape trop, elle puisse prévenir les secours. Ce sont des choses qui montrent bien que quand il y a de la proximité, il y a de l'hypervigilance dès qu'on sent qu'il y a un souci. Ça a pu aider Julie à survivre à plein de moments.”
La réappropriation de l’espace public
“Peu importe comment on se présente dans l’espace public, il est violent. Et d’autant plus quand on croise différentes discriminations. Et cela apparaît dans quasiment tous mes entretiens” affirme Margaux Mazellier comme donnée d’entrée sur les expériences vécues dans cette sphère spatiale. Mais ce qui est intéressant est de considérer que certains espaces, à la lisière entre privé et public, sont des endroits où se recréent des refuges, qui participent à l’affirmation d’une identité. Dans son livre, c’est précisément à ces lieux et aux parcours des personnes qui les ont créés que Margaux Mazellier s’est intéressée :
“Je crois que c'est ça qui est intéressant dans le croisement entre trajectoires militantes et intimes, c'est de montrer comment ce qu'on gagne dans ces espaces-refuges, qui sont aussi des endroits de visibilité dans lesquels on prend de la force, on l’amène aussi dans nos sphères intimes et privées. On ressort plus puissant·es collectivement.”
Elle donne l’exemple des bars lesbiens de Marseille, du Drama Queer Football Club, ou encore des Cagoles de l’OM.
C’est cette même logique d’aller-retours entre l’espace privé et public qui se joue dans la cuisine de Griffeuille. Anne Drilleau évoque ainsi l’envie de l’association d’organiser la cérémonie de remise des diplômes des femmes accompagnées durant une année dans des lieux publics :
“Elles ont reçu les honneurs du maire, de l'éducation nationale, sur la plus grande place publique de la ville. Ce n'est pas rien en termes de positionnement. Un an auparavant elles étaient complètement absentes de l'espace public et là leurs familles, leurs enfants étaient fiers de les voir agir dans l'espace public de cette façon-là. Du coup, ça donne de la force aux femmes, ça donne de la force aux enfants, aux familles, aux maris, qui ont aussi accompagné ces femmes.”
Géographies des luttes et ancrages territoriaux
Les interventions des participantes ont permis de souligner combien les luttes féministes s’ancrent dans des géographies vécues, où la mémoire, les traces et leurs disparitions se tissent dans les espaces urbains. Cette dimension territoriale, loin d’être un simple décor, constitue un matériau politique et symbolique essentiel. Les travaux de Margaux Mazellier, Giulia Montineri et Anne Drilleau en témoignent : leurs pratiques respectives - littéraires, cinématographiques ou sociales - construisent des cartes sensibles des luttes et des solidarités, révélant à la fois la transformation des lieux et leur effacement.
Une documentation spatialisée et géographique des espaces intimes de lutte
Le travail de Margaux Mazellier révèle une géographie affective et militante de Marseille, où les luttes féministes s’inscrivent dans des lieux précis : une rue, un bar, une salle de réunion, qui deviennent autant de points d’ancrage.
“Je me suis rendue compte, au fur et à mesure, que se dessinait une espèce de deuxième carte de Marseille. Il y avait celle que je connaissais, le quartier dans lequel je vis, celui dans lequel je travaille, les endroits où je vais. J’ai trouvé ça intéressant, à chaque entretien, de regarder les espaces que traversaient ces personnes, comment elles étaient dans cet espace-là, comment elles l'avaient transformé. C'est ça qui s'est dessiné petit à petit : toutes les personnes que j'ai rencontrées, d'une façon ou d'une autre, ont transformé l'espace dans lequel elles étaient.”
Ce travail de cartographie des lieux et des trajectoires, Giulia Montineri l’a également fait dans son documentaire, dans la perspective d’apporter une autre dimension à un fait divers traité jusqu’alors de manière journalistique :
“J’ai tenu à repartir des lieux traumatiques de cette histoire tragique, et essayer de les filmer d’une manière autre qu’illustrative. Essayer de remettre Julie partout, dans les endroits qui sont un peu les derniers qu’elle a fréquentés. Ce sont des endroits symptomatiques de son histoire violente avec Bruno, notamment les fois où des gens ont assisté à des violences physiques. Ce sont aussi des lieux traumatiques pour les gens autour. Le parking du Leclerc, où une de ses meilleures amies apprend, complètement par hasard un dimanche matin, que “ca y’est, il l’a tuée”. Je voulais revenir sur tous ces lieux qui ont une charge émotionnelle hyper forte et les filmer. Mon idée c’est qu’en fait, chaque lieu redessinait une cartographie de la vie de cette femme, par le pouvoir de l’image de faire ressusciter son fantôme dans cet espace. On sait maintenant ce qu’il s’est passé là-bas, et je voulais redessiner un peu ce bourg avec les espaces qui lui ont appartenu, pour le meilleur et pour le pire.”
L’inscription spatiale du projet associatif de la cuisine de Griffeuille est tout aussi prégnante, et l’enjeu pour Anne Drilleau est de faire de ce lieu refuge un repère :
“Mes collègues sont en ce moment dehors dans la rue pour réoccuper l'espace, parce qu'il y a eu à nouveau des tirs, et qu'il faut absolument qu'on réoccupe l'espace. Sinon, qui prend l'espace ? Donc c'est très important qu’on soit un lieu repère.”
L’idée de l’association n’est pas d’être en-dehors du tissu urbain dans lequel elle est intégrée, mais d’y faire exister les valeurs de mise en lien et de rassemblement qu’elle porte. Le local est ainsi entièrement vitré, afin que les activités menées soient visibles et symboliser l’ouverture de l’espace sur le quartier. Anne Drilleau évoque ainsi l’existence même du lieu et des jardins partagés comme un espace d’apaisement dans un contexte urbain très tendu :
“Plus le temps passait, plus les difficultés sociales augmentaient dans le quartier, et plus les chemins qu’on prenait pour aller de la cuisine aux jardins partagés devenaient impraticables. Alors que des mecs passaient avec leurs armes, dans le jardin il y avait comme une forme de protection, bien qu’il n’y ait qu’une clôture. Mais il y avait un sentiment de protection parce que c’était identifié comme un espace tranquille, de paix, où on jardine.”
Penser cet espace comme un lieu décloisonné et connecté à son environnement tout en étant sécurisé est ici crucial.
Le local de l’association Dans la cuisine à Griffeuille, Commune Mesure
Garder trace des récits
Les travaux de Margaux Mazellier et Giulia Montineri ont pour but de rendre compte de traces, mais aussi d’en laisser une.
Dans son documentaire, Giulia Montineri filme un tag féministe en mémoire de Julie, qui est inlassablement effacé, puis réécrit. Ces images capturent et créent une mémoire des traces éphémères des luttes féministes apparues au moment de ce féminicide en Corse, qui résonne avec l’histoire des tag dans les mouvements indépendantistes. Giulia Montineri analyse cet effacement :
“ Il y a eu un truc qui n'était pas prévu quand j'ai commencé à tourner, 4 ans après la mort. Il y’a eu un tag sur un endroit hyper visible - un bord de route par lequel on arrive dans cette région, qui en plus donne sur la mer - avec écrit “Julie”, la date d'assassinat, et “on n'oublie pas”, écrit en corse en violet. Il était en lettres capitales, comme c'est souvent le cas dans les messages politiques, particulièrement pour les tags du FLN. Très souvent, ces tags nomment les victimes de l'Etat français. Là, c'était la première fois que ce type de tag portrait le prénom d'une femme féminicidée. Dans le village, ça a été pris comme une attaque personnelle par les personnes proches de lui, et ce tag a été effacé, alors que dans toute la lutte fratricide entre les différents clans du FLNC, les tags des autres victimes n’ont jamais été raturés. Il y a toujours eu un peu de pudeur et de respect. Et là, on se permet de raturer cette mémoire. Et du coup, dans le film, il y a une espèce de guerre du tag qui va se mettre en place sur ce mur.”
Collage en hommage à Julie, France 3 Corse ViaStella
La cartographie de Marseille dessinée par les trajectoires des militantes interviewées par Margaux Mazellier constitue un matrimoine militant, de lieux, d’initiatives dont les traces ont été effacées de la ville. Sa réflexion sur ce sujet s’est faite durant le travail d’entretiens :
“Au fur et à mesure que j'avançais dans la chronologie, je me rendais compte que ces lieux-là, ils n’étaient plus visibles, ils avaient été transformés, ils avaient changé. Il y a beaucoup de système D, de lieux qui ouvrent, qui ferment au bout d'un an ou deux. Il n'en reste alors plus rien, alors qu'ils ont été centraux dans la vie de ces personnes”.
Balade urbaine autour du livre de Margaux Mazellier, E.J. la Marseillais
En se demandant comment faire pour redonner une place à ce matrimoine invisible, elle a imaginé, avec l’anthropologue Lucille Florenza, une balade urbaine qui retrace et fait revivre les mémoires féministes de la ville. Ces traces permettent également à des communautés de savoir qu’elles s’inscrivent dans un héritage militant dans la ville, que des espaces de visibilité ont existé et que l’on peut s’en inspirer.
En croisant des expériences artistiques, urbaines et militantes, cette table-ronde à mis en évidence la manière dont les luttes féministes s’inscrivent dans des territoires vécus, où la question du lieu devient indissociable de celle du politique. L’espace n’y est pas un simple cadre d’action, mais un vecteur de mémoire, de conflictualité et de réinvention collective. Les récits partagés par Margaux Mazellier, Giulia Montineri et Anne Drilleau rappellent combien les gestes de réappropriation - écrire, filmer, cultiver, habiter- sont aussi des formes de résistance à l’effacement : des manières de tenir les lieux face aux logiques d’exclusion, de violence ou d’oubli.
En ce sens, les expériences relatées ici montrent que la production d’espaces plus justes passe autant par la transformation matérielle des lieux que par la réactivation symbolique et narrative de leurs traces. Cela ouvre de nouvelles questions : comment transmettre ces expériences sans les figer ? Comment habiter, ensemble, les lieux du féminisme, dans leurs tensions, leurs absences et leurs devenirs ?