Berlin : le jour où la ville a dit non au logement financiarisé
Berlin a longtemps été considérée comme un refuge pour les locataires. Dans cette ville où près de 84 % des habitant•es ne sont pas propriétaires, le logement a constitué un pilier de l’identité sociale et culturelle. Mais au tournant des années 2000, la municipalité, lourdement endettée après la réunification, a choisi de vendre massivement son parc de logements sociaux à des fonds d’investissement privés. Ces ventes , présentées à l’époque comme une mesure de bonne gestion, ont ouvert la voie à une privatisation accélérée du patrimoine immobilier, marquant l’entrée de Berlin dans une logique globale de financiarisation du logement.
Comme le rappelle le sociologue Antoine Guironnet, la financiarisation désigne « le processus par lequel le logement devient avant tout un actif financier destiné à produire du rendement, plutôt qu’un bien social répondant à un besoin d’habiter ». En d’autres termes, les appartements cessent d’être des foyers pour devenir des produits cotés dans les bilans des investisseurs, soumis aux logiques de profit et de spéculation. Ce basculement a profondément bouleversé la ville : flambée des loyers, évictions, gentrification des quartiers populaires, perte du contrôle public sur le foncier.
C’est dans ce contexte qu’est né le collectif Deutsche Wohnen & Co enteignen (“Exproprier Deutsche Wohnen & Co”). Face à des géants immobiliers comme Deutsche Wohnen, Vonovia ou Akelius, qui accumulaient des dizaines de milliers de logements, les locataires ont décidé de transformer leur colère en stratégie politique. Comme le raconte Joanna Kusiak dans Radically Legal, la bataille est menée, non pas en marge du système, mais au cœur de ses outils juridiques. En exhumant l’article 15 de la Constitution, qui autorise la « socialisation » de biens privés pour l’intérêt général, ils ont démontré que le droit pouvait être un champ de lutte, un espace à réinvestir plutôt qu’à subir.
La campagne a fédéré juristes bénévoles, comités de quartier et artistes autour d’une même idée : repolitiser l’accès au logement. Par une mobilisation méticuleuse, mêlant expertise, pédagogie et ancrage populaire, le mouvement a imposé la question de la propriété du logement au cœur du débat public. Le référendum de 2021, remporté à 56 %, n’a pas encore conduit à l’expropriation effective, mais il a produit un choc politique majeur : pour la première fois, une majorité de citoyens d’une grande capitale européenne a validé le principe de reprendre des biens immobiliers privés pour les mettre sous contrôle public.
Cette victoire symbolique montre que l’action collective ne se limite pas à la protestation. Elle peut être juridico-politique, combinant trois leviers :
La légitimité populaire, issue d’un ancrage territorial fort et de formes d’organisation horizontales ;
La créativité institutionnelle, capable de détourner les outils du pouvoir pour les mettre au service du bien commun ;
La narration politique, qui transforme une bataille technique en cause collective.
En réinvestissant le droit comme espace de lutte, les Berlinois•es ont démontré qu’il était possible de de repolisitiser les textes de lois pour en faire des armes de justice sociale. Leur combat rappelle que les luttes urbaines d’aujourd’hui ne consistent pas seulement à occuper l’espace, mais aussi à réinventer les règles qui déterminent qui a le droit d’y habiter.